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La dernière saison
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- Catégorie : SF et fantastique > Fantastique
- Date de publication sur Atramenta : 3 mars 2024 à 13h49
- Dernière modification : 24 avril 2024 à 22h33
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- Longueur : Environ 7 pages / 2 028 mots
- Temps de lecture : Environ 6 minutes
- Lecteurs : 14 lectures
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La dernière saison
La dernière saison
On dirait que la légère brise qui vient de se lever est en train de freiner l’homme à trois jambes qui vient d’apparaître avec son vieux chien. Il lutte à chacun de ses pas comme s’il défiait un ouragan de face, il se plie en deux comme s’il adoptait une posture plus aérodynamique. Mais non ; cet homme est juste faible, fatigué par sa vie et ralenti par les douleurs innombrables qui l’habillent.
— Allez, Giny, dit-il à son chien, nous y sommes.
Ils se trouvent tous les deux à l’entrée d’un parc dont les grilles de fer forgé corrodées se sont paré de taches de vieillesse brun orangé. Une plaque de cuivre gravée de lettres pratiquement effacées indique aux passants le nom du lieu qu’ils vont visiter : Parc des trois saisons. Le vieil homme et son chien pénètrent dans cet antre luxuriant et chaotique.
En ce début d’avril, alors que l’astre solaire gagne en énergie et nourrit la nature, le parc est soumis à une expansion végétale débordante. Personne ne vient plus l’entretenir. Il a été abandonné, délaissé à son sort, confié aux ronces, orties et mauvaises herbes, donné aux amples houppiers de charmes comblés et de saules pleureurs enchantés. De nombreux oiseaux y virevoltent follement : merles, rouge-gorges, moineaux et mésanges. Une liesse étourdissante ébouriffe les feuilles pétillant d’un vert frais, jeune.
— Va pas si vite, Giny ! Pépé Angelo a du mal à te suivre !
Giny adore ce parc, elle boit sans modération le regain de vitalité qui se diffuse dans sa vieille carcasse. Si elle ne gambade plus comme avant, la petite beagle sautille tout de même par intermittence, oubliant un instant l’arthrose qui parasite son squelette. Sa truffe n’a de cesse d’être invitée par des odeurs aux multiples bouquets, une pagaille de couleurs et d’identités. Les habitants de ce parc l’attirent, elle, curieux canidé aux envies empressées.
Après avoir fait son tour de reconnaissance, elle revient aux pieds de son maître, qui lui n’a pas encore eu le temps d’apprécier autant de globalité.
— Ça suffit maintenant, Giny, il faut que tu te calmes, voyons. En âge chien tu as le même que le mien. Seize ans pour un cabot ça en fait de la bouteille ! Allez viens, on va s’asseoir.
Se trainant par lourdes glissades et prenant appui sur sa canne, Angelo se dirige tout droit vers un banc. Sa couleur verte se mélange parfaitement avec la frondaison du charme penché dessus. Il s’y assoit en expulsant un soupir. Giny monte à ses côtés après s’y être reprise à deux fois, sa détente ayant perdu de sa puissance.
Tous deux observent tranquillement le parc. Un seul coup d’œil panoramique permet d’apprécier le décor. Il y règne une saveur apaisée mais moribonde, un parfum inhumé dérangé silencieusement par le balancement de la flore.
Un peu sur leur droite, à quelques jets de pierre, trône une fontaine en granit anciennement magnifique. Sa teinte vert-de-gris l’a rendue belle comme une stèle jadis vénérée. Les chevaux marins du premier bassin ne crachent plus leurs jets, rien ne sort désormais des seins gonflés des sirènes ailées du deuxième, et l’énigmatique déesse païenne du dernier étage semble s’être endormie dans le discours d’une légende.
Angelo et Giny aiment ce décor paisible et vierge de toute corruption moderne. Un souffle ancien chuchote une mélodie au magnétisme psychopompe ; et cela transporte les âmes et les cœurs présents.
— On y va, Giny, il faut qu’on finisse notre tour.
Ils quittent le banc dans un élan tempéré et foulent à nouveau le chemin entravé de petit bois brisé et de touffes de mousse éparses.
Un second banc apparait alors qu’ils viennent de passer devant la fontaine. Celui-ci est brillant d’un blanc éclatant, comme s’il venait tout juste d’être repeint. Angelo ne tarde pas à s’y asseoir, satisfait de trouver à nouveau de quoi se reposer. Giny l’y rejoint, là encore avec un peu de mal.
Soudain, le paysage change radicalement. Un soleil estival irradie une rumeur éclatante sur un parc resplendissant, d’une propreté radieuse. Le vent est tombé, laissant au bénéfice d’insectes volants une atmosphère lourde de chaleur. Les arbres tendent dans toutes les directions des branches vigoureuses et accueillent une faune volatile impressionnante ; ça gazouille et ça siffle en cacophonie. La fontaine resplendit, son granit a retrouvé ses couleurs de jeunesse et une eau badine s’évacue de ses différents orifices en arcs diffus. Des badauds sont apparus, deux hommes et une femme. Angelo les reconnait et fait signe à l’un d’entre eux :
— Ce vieux Charles, comment ça va vieille branche ?
Charles lui répond en levant légèrement sa jolie canne en bois de ronce. L’autre homme, en fauteuil roulant, se dirige vers eux.
— Holà, ne va pas trop vite Jean-Mi, le hèle Angelo, tu vas finir par dérailler !
— C’est pas à un ancien pilote que ça risque d’arriver mon vieux ! lui répond-il par bravade.
— Ouarff ! intervient Giny.
— Salut ma belle, lui répond Jean-Mi, toujours accrochée aux basques de ton maître ?
Giny halète, contente d’avoir été reconnue.
— Dis-moi Jean-Mi, ce n’est pas Louison là-bas ?
— Si c’est elle. Toujours aussi ravissante n’est-ce pas ?
Angelo semble être parti dans un rêve en admirant la septuagénaire qui se tient devant la fontaine. Une brume dorée la suinte de sa magnificence et Angelo a envie d’aller la protéger, de sécher son corps par de délicates intentions. Bien qu’aucune romance ne soit née entre eux, son désir ne s’est pas épuisé et son fantasme demeure aussi prégnant qu’à la première seconde où il l’a vue, il y a de cela soixante-cinq ans.
— Tu viens Giny ? On a notre tour à terminer.
Les deux compères quittent leur banc et le paysage retrouve sa fraîcheur printanière. Le fourbi épineux des ronces se mêle à nouveau à la foule du lierre. Les massifs desséchés d’hortensias sont effleurés du duvet des orties. La fontaine a repris son atour d’ancienne gloire. Les badauds ont disparu.
— Giny ? As-tu pensé une fois au jour de ta mort ? À cet ultime rendez-vous, ce rencard inéluctable avec l’amante du dernier instant ?
Giny regarde son maître avec une impression indéchiffrable. Peut-être interloquée, peut-être compréhensive, ou juste désintéressée…
— Moi je l’ai imaginée, cette grande dame austère, c’est comme ça que j’essaie de m’y préparer. Je n’ai pas encore décidé de ce que j’allais lui dire. Soit je la houspille, pour tout ce qu’elle représente, soit je l’accepte et on part main dans la main à l’amiable. Après tout il faut bien quitter notre résidence un de ces jours, non ?
Pour toute réponse, Giny déroule sa langue avant de japper une seule fois.
— Certaines philosophies orientales embrassent la grande dame pour que le passage ne soit pas définitif. Tu penses qu’on peut faire un aller-retour comme ça ? Un petit séjour et hop ! On enlève ses chaussons pour remettre les baskets et repartir dans la course de la vie. Vaut mieux voir les choses ainsi mais ce n’est pas facile.
Elle fait peur.
Cette incertitude me terrifie, Giny, je n’arrive pas à me convaincre suffisamment pour avoir les idées tranquilles. Plus j’y pense, plus j’aperçois le bord du monde où dérive inexorablement les lambeaux usés de ma force vitale.
En quelques pas laborieux, Angelo et sa chienne atteignent un troisième banc posé en face d’un autre visage de la fontaine. Il est brun-sombre et raviné, comme taillé à même le tronc d’un vieil arbre ridé. Chacun se débrouille pour y installer son fessier, avec lenteur et précaution.
Des feuilles sèches planent devant leur visage, emportées par un courant d’air cinglant. Le sol est couvert d’un matelas marron-noisette, chevelure flétrissante d’arbres dégarnis. Le gris du ciel ternit la lumière. Une tristesse froide s’est installée. Les bassins de la fontaine sont remplis d’eau, mais seuls de minces filets cascadent paresseusement. Charles, Jean-Mi et Louison sont encore là. Ils déambulent tels des spectres aveugles aux milieu d’allées délimitées de buissons décharnés et ne font plus attention à Angelo et à Giny. Leur silhouette s’est troublée, diluée, comme des phrases d’encre imbibées.
Assis sur leur banc, le maître et sa chienne les regardent passivement, réfléchissant à des choses et d’autres, des va-et-vient nostalgiques, impromptus, délibérément distractifs.
— J’aime l’automne, Giny. Sais-tu pourquoi ? Il nous donne l’occasion de la contempler dans chaque chute de feuille, dans chaque nuance qui vire à sa couleur de deuil, dans le ralentissement de la vie. Tu sens l’odeur du froid ? Sa mainmise sur notre destin, son rappel à l’ordre. Je me sens vivant à l’automne, Giny, je vois mes beaux souvenirs débouler en wagons et je souris, je me prépare.
Giny remue sa queue et fait mine de rejoindre Charles et les autres. Elle a envie mais elle se ravise.
— On y va Giny, on a bientôt fait le tour.
Quand ils se lèvent, le parc reprend instantanément sa robe printanière, plus douce et plus verte, revenue à son désordre initial.
— Je suis fatigué, Giny, mais j’ai envie de rester encore un peu. Tu comprends ?
La chienne ne l’écoute plus, elle trottine jusqu’au prochain banc, celui le plus proche de l’entrée du parc. Angelo l’interpelle alors :
— N’y va pas, Giny, je t’ai déjà dit de ne pas t’en approcher !
Le dernier banc est d’une matière aussi sombre qu’indicible. Tout autour est aspiré, étiré vers cet hypocentre avide. Il attire autant qu’un trou noir suce son environnement impuissant et, telle une tentation ophidienne, palpite d’élégantes menaces hypnotisantes.
— Celui-là représente l’hiver, la fin. Il est séduisant mais trop glacé. Je ne suis pas encore prêt pour entrer dans ma dernière saison. Je ne peux pas… Allez, Giny, nous devons rentrer.
Angelo passe devant le banc sombre à distance respectable, sans le regarder, puis quitte la fontaine et le parc. Giny l’accompagne, attentive aux paroles de son maître.
— Un jour, Giny. Un jour j’oserai, car je n’aurai pas le choix. Je m’assiérai sur ce banc et j’enfilerai les chaussons pour le chemin vers la dernière nuit. Je prendrai sa main, aussi froide soit-elle, et je lui confierai le bagage de mes souvenirs, en espérant qu’elle me le restitue.
Angelo déblatère tout seul ses idées cafardeuses sans se rendre compte que sa chienne est soudainement partie. Attirée par des cris d’enfants, elle est de retour dans le parc.
Giny s’approche sans peur du banc sombre, se prépare bien pour ne pas manquer le saut et une fois montée, s’assied pour regarder devant elle.
La neige recouvre totalement le parc des trois saisons. Les charmes et les saules pleureurs sont figés, les bras des uns moutonnés de poudre, la perruque des autres pendant en franges éfaufilées. La fontaine luit du givre qui l’enveloppe, ses jets hibernent dans la glace et l’antique déesse à son sommet parade dans son albe stola. Charles, Jean-Mi et Louison jouent tous les trois ensemble, emmitouflés dans leurs doudounes, leurs bonnets et leurs gants. Ils rient innocemment en courant d’un bout à l’autre du parc, bien engagés dans une bataille de boules de neige. Giny se lève pour aller les rejoindre. Elle saute d’un seul coup au sol et court à toute vitesse vers eux pour les couvrir de sa jovialité. Ils la reconnaissent, la caressent et elle est heureuse. Elle effectue des bonds, des virevoltes et aboie son énergie juvénile. Louison lui lance un bâton qu’elle va chercher en quelques secondes pour faire semblant de le ramener au plus vite. Mais elle ne veut pas le rendre, elle joue pour continuer de s’amuser. Et cela pendant une bonne heure.
Finalement, elle quitte ses camarades puis retourne sur le banc sombre. Elle s’allonge paisiblement, et s’efface dans l’éternité.
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